Arrache-moi la tête

Je suis dans un supermarché, en train de faire la queue à la caisse. Je regarde autour de moi, et je vois des personnes qui regardent dans le vide, tandis que d’autres sont plongées dans leur téléphone portable. Immédiatement, je devine le mur infranchissable qui sépare les unes des autres. Je vois une dame âgée qui semble perdue par les questions de la caissière, et une jeune fille qui semble émue par les photos d’un bébé.

Je constate à quel point il est difficile de créer un lien avec un étranger, même s’il est à cinquante centimètres.

Mon tour vient, mes articles passent, mais le code-barre du dernier n’est pas reconnu. La caissière s’en va en rayon à la recherche du prix. J’attends.
- Vous aimez le poisson ?

Je me tourne vers mon voisin de caisse, assez âgé.
- Le poisson, vous aimez ça ?, me répète-t-il, en montrant de la tête les différents achats qu’il a vus défiler.
- Oui, enfin, c’est surtout que je n’en mange pas assez. Donc, je vais essayer d’en manger plus.
- Pour les Saint-Jacques, il vous faut une bonne sauce.
- Comme quoi ?
- Partez d’une base de roux blond. Moitié beurre, moitié farine. Ensuite, à froid, vous ajoutez un fumet de poisson. Un peu de sel, un peu de poivre, une pointe de beurre juste avant de servir, et le tour est joué. Les deux choses à comprendre en cuisine, c’est les sauces, et les cuissons. Quand vous maîtrisez ça, vous êtes sûr de réussir votre coup. Ca sert à rien de faire des pirouettes, une point d’épices orientales par là, un ingrédient de plus par ci. Maîtrisez les bases : l’équilibre de la sauce, et la justesse de la cuisson.

Il fait une pause, puis reprend.
- C’est comme en boxe. Il ne faut pas taper fort, il faut taper juste. Le bon coup, au bon endroit, au bon moment.
- Vous êtes cuisiner ET boxeur ??
- Ni l’un ni l’autre, mais je pratique les deux.
- Vous faites de la boxe dans le quartier ?
- Oui, de la boxe russe, juste à côté, le mardi et le samedi.
- C’est possible de venir jeter un coup d’œil, un soir ?
- Bien sûr. Mais attention, si vous êtes un violent, ça ne marchera pas. La boxe russe, c’est avant tout une histoire de lucidité, de clarté d’esprit. D’ailleurs, si vous vous y mettez, vous vous comporterez différemment, au travail.
- C’est-à-dire ?
- Quand vous direz quelque chose, les gens comprendront par votre attitude que c’est l’expression de votre conviction profonde. Sans hausser la voix, vos mots sembleront plus précis, vos propos plus frappants. Regardez.

Il approche sa main à quelques centimètres de mon torse, et me frappe du plat de la main. Il a à peine bougé, et je ressens pourtant un immense choc au niveau de la respiration.
- C’est ça, la boxe russe. Ce n’est pas impressionnant, mais c’est efficace. Alors, vous venez demain ?