Le spectre de Robinson, entre focus et diversité

Dans Vendredi ou La Vie Sauvage, Robinson Crusoe tente de construire un bateau, en creusant la coque à l’intérieur d’un immense tronc d’arbre. Il y passe énormément de temps. Une fois ce travail terminé, il tente de le mettre à l’eau, et se rend compte que ce magnifique bateau est bien trop lourd pour qu’il puisse le bouger seul. Il cherche plusieurs solutions, en vain. Il finit par abandonner l’ouvrage là où il l’a construit.

En analysant son erreur, il se rend compte que deux choses l’ont influencé.

Premièrement, le seul livre dont il dispose sur son île est une Bible, dans laquelle il puise pour structurer et inspirer sa vie. Et il réalise que le récit de Noé préparant son arche pour accueillir les animaux l’a profondément marqué, au point de faire comme lui : construire un bateau au milieu de la forêt… en attendant que les eaux montent. Noé n’a jamais eu a déplacer son arche pour la mettre à l’eau, c’est l’eau qui est venu à lui. Cette source d’inspiration inconsciente lui a fait commettre son erreur.

Deuxièmement, la solitude de Robinson l’a empêché de prendre du recul sur sa tâche, qui a pourtant été bien longue. L’absence d’humains sur l’île l’a fait plonger dans une myopie mentale. Il réalise que le fait de ne pas avoir d’échanges avec d’autres personnes réduit la portée de ses réflexions, et aboutit à des actions absurdes, comme la construction d’un bateau immense à des kilomètres de la mer.

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Cette histoire m’interpelle pour le lien entre focus et diversité. On pourrait ne retenir que l’erreur d’appréciation (bateau trop lourd, construit trop loin), mais ça serait passer à côté de deux belles choses : l’inspiration par la lecture et la concentration sur un projet. Peut-être que sans sa Bible, Robinson n’aurait eu ni l’idée, ni l’envie de construire ce bateau. En revanche, dans son élan, il a manqué d’une prise de recul. Prise de recul qui aurait probablement eu lieu s’il avait pu échanger avec d’autres personnes. On peut imaginer qu’il aurait suffi d’une seule remarque à Robinson pour qu’il prenne conscience de son erreur.

Cela met en évidence la tension qui peut exister sur la puissance et la limite du focus. Par définition, le focus met la lumière sur quelque chose, et éteint le reste. Or, si le reste contient des informations importantes, elles seraient ignorées. Mais, à l’inverse, plus on étend le spectre de ce que l’on met en lumière, plus l’intensité de cet éclairage est faible. Il y a donc un continuum de compromis à faire entre puissance du focus et risque de rater quelque chose.

On peut donc imaginer que le rôle de la diversité de regards est de parer aux effets de bords du focus. En confrontant plusieurs perspectives sur un projet, on maximise les chances de repérer une faille qui pourrait être fatale. Mais, en faisant ça, on favorise aussi l’émergence d’idées, de doutes, de directions possibles, de contradictions compliquées à démêler, etc. Et leur somme peut être si coûteuse mentalement qu’elle en conduit à l’inaction.

Il s’agit donc bien de trouver un équilibre.

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Je réalise que c’est d’ailleurs le sens du proverbe : « Seul, on va vite. Ensemble, on va loin. »

Au passage, je remarque que ce proverbe est souvent utilisé pour démontrer la force du collectif, et non pour mettre en évidence le dilemme qui se pose à chacun d’entre nous : Seul, on va vite, mais on risque d’avoir à faire demi-tour. Ensemble, on va loin, mais terriblement lentement.

Selon les situations, il est parfois préférable d’aller vite seul que lentement ensemble. Et plutôt que de trancher sur un mode opératoire qui serait plus intéressant que l’autre, de manière binaire, on peut voir ces deux oppositions comme deux points extrêmes d’un spectre, avec de nombreux points intermédiaires entre les deux, illustrant des gradients de mix entre focus et diversité.

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Quand j’ai rejoint une entreprise internationale, j’ai discuté avec une cinquantaine de personnes, en leur posant toujours les mêmes questions (inspiration The First 90 Days, une de mes Bibles professionnelles). L’une des questions étaient : « Quel est le plus grand risque que l’on sous-estime ? »

Une des personnes m’avait répondu « l’écriture de droite à gauche », m’expliquant que, le jour où nous aurions besoin de nous étendre dans des pays arabes, il faudrait complètement revoir l’intégralité de l’architecture du site, ce qui prendrait un temps fou.

Le rôle de cette personne ? Localization Manager. Autrement dit, une personne experte dans ce type de questions de langue. Et cette personne était profondément convaincue que ce risque était sérieux et réel. (En l’occurence, il n’y a jamais eu d’expansion dans des pays de langue arabe, et s’il y en avait eu, ce travail d’implémentation d’une écriture de droite à gauche aurait été un chantier réel, mais probablement pas le plus grand risque du projet.)

Je me souviens que cette observation m’avait interpellé, me rappelant à quel point l’expertise, l’obsession et le focus avaient des limites aveuglantes. Pour tout le monde, pas simplement pour cette personne, qui ne faisait qu’incarner momentanément ce biais.

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Il y aurait de nombreux parallèle à faire avec les livrables FOCUSED :

- livrables courts qui s’assurent qu’on regarde bien la même chose (ce qui permet d’éviter qu’on ait l’impression d’être d’accord, alors qu’on met en réalité l’accent sur des détails différents d’un long document)

- damage control, qui permet d’identifier les angles morts du focus principal

- revue des livrables avec des gens aussi divers que possible

- etc.

How to remember what you read

Exposure and Need – part 2

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